Lundi, le Prix Nobel d’économie
2012 a été attribué à deux Américains, Alvin Roth et Lloyd Shapley,
spécialistes de la théorie des jeux, pour leurs « recherches sur les
allocations de ressources et les correspondances entre agents économiques ».
Vous me direz « Tant mieux pour eux, mais quel rapport avec le don
d’organes ? ». - C’est très simple. La théorie des jeux étudie mathématiquement
la façon dont les acteurs prennent des décisions stratégiques pour servir leurs
intérêts, et anticiper les réactions des autres. A partir des travaux de son
aîné Shapley sur la meilleure manière d'accorder offre et demande sur un
marché, Roth a proposé d’étonnantes applications au don d'organes et au monde
de l'éducation.
Alvin Roth et Lloyd Shapley, lauréats du Nobel d'économie, (photo © Paris Match) |
Partons d’un exemple que chacun
comprendra : celui du célèbre algorithme du mariage. Considérons un groupe
composé paritairement d’hommes et de femmes. Chaque homme établit une liste des
femmes selon son ordre de préférence. Et de la même façon, chaque femme établit
sa liste des hommes préférés. Un homme qui n’obtient pas son premier choix se
replie sur le choix suivant. Mais chaque femme a priori « casée » qui
reçoit l’offre d’un homme figurant plus haut sur sa liste peut abandonner son
choix du moment afin d’obtenir mieux. Une fois le processus terminé, nous
aboutissons à une distribution équilibrée. J’en vois qui expriment leur
scepticisme. Pas besoin de Prix Nobel et d’en faire tout un fromage alors qu’il
suffit de bavarder en ligne sur un site de rencontre ?
Alors venons-en au « Kidney Exchange », un programme
qu’Alvin Roth, professeur à Harvard, a mis en place pour optimiser le don de
rein. En termes de greffes d’organes, ce sont les transplantations rénales qui sont
les plus pratiquées. Un individu en bonne santé peut vivre normalement avec un
seul rein et céder le deuxième à une personne compatible. C’est ce qu’on
appelle « don du vivant ». Ce don est encadré en France par la loi de
bioéthique de 2011 qui impose notamment un lien familial stable, comme le
précise l’Agence de biomédecine dans une rubrique dédiée.
Imaginons deux couples de
Nouvelle-Angleterre, au nord-est des Etats-Unis : Les Smith et Johnson qui
ne se connaissent pas. Mme Smith et M. Johnson sont dans l’attente d’un rein.
M. Smith et Mme Johnson sont prêts à céder un rein, mais ne sont pas
compatibles avec leur conjoint. Et si jamais Mme Smith et Mme Johnson étaient
compatibles, ainsi que M. Johnson et M. Smith ?! Les deux receveurs
pourraient être greffés par donneur interposé. Ce cas de compatibilité
réciproque des Smith-Johnson est rarissime, mais les chances de compatibilité
sont plus grandes si le nombre de couples augmente. En effet, il se peut qu’un
troisième couple complète la paire : le résultat des greffes sera
peut-être meilleur si M. Smith donne un rein à Mme Williams, M. Williams donne
un rein à M. Johnson, et Mme Johnson complète la chaîne en cédant un rein à Mme
Smith. C’est l’objet du travail de l’économiste Alvin Roth : déterminer la
combinaison optimale en tenant compte d’une multitude de critères liés à la
compatibilité entre donneurs et receveurs. Le magazine américain Forbes a désigné
Roth comme « le professeur d’Harvard qui utilise l’économie pour sauver
des vies ».
Exemples de graphes d'échanges pour 2, 3 et 6 couples |
Le prélèvement de reins puis
leur greffe dans des délais très courts requièrent une logistique parfaite. Le
New York Times signale en février 2012, l’aboutissement d’une chaîne de 30
reins, impliquant 60 personnes.
30 donneurs et 30 receveurs pour une réussite unique ! (Photo © NYT) |
Voilà comment la « matching theory » permet de
former des relations mutuellement bénéfiques avec le temps. Cela vaut bien un
Prix Nobel d’économie.