jeudi 18 octobre 2012

Prix Nobel d'économie et don d'organes

Lundi, le Prix Nobel d’économie 2012 a été attribué à deux Américains, Alvin Roth et Lloyd Shapley, spécialistes de la théorie des jeux, pour leurs « recherches sur les allocations de ressources et les correspondances entre agents économiques ». Vous me direz « Tant mieux pour eux, mais quel rapport avec le don d’organes ? ». - C’est très simple. La théorie des jeux étudie mathématiquement la façon dont les acteurs prennent des décisions stratégiques pour servir leurs intérêts, et anticiper les réactions des autres. A partir des travaux de son aîné Shapley sur la meilleure manière d'accorder offre et demande sur un marché, Roth a proposé d’étonnantes applications au don d'organes et au monde de l'éducation.
Alvin Roth et Lloyd Shapley, lauréats du Nobel d'économie, (photo © Paris Match)
Partons d’un exemple que chacun comprendra : celui du célèbre algorithme du mariage. Considérons un groupe composé paritairement d’hommes et de femmes. Chaque homme établit une liste des femmes selon son ordre de préférence. Et de la même façon, chaque femme établit sa liste des hommes préférés. Un homme qui n’obtient pas son premier choix se replie sur le choix suivant. Mais chaque femme a priori « casée » qui reçoit l’offre d’un homme figurant plus haut sur sa liste peut abandonner son choix du moment afin d’obtenir mieux. Une fois le processus terminé, nous aboutissons à une distribution équilibrée. J’en vois qui expriment leur scepticisme. Pas besoin de Prix Nobel et d’en faire tout un fromage alors qu’il suffit de bavarder en ligne sur un site de rencontre ?
Alors venons-en au « Kidney Exchange », un programme qu’Alvin Roth, professeur à Harvard, a mis en place pour optimiser le don de rein. En termes de greffes d’organes, ce sont les transplantations rénales qui sont les plus pratiquées. Un individu en bonne santé peut vivre normalement avec un seul rein et céder le deuxième à une personne compatible. C’est ce qu’on appelle « don du vivant ». Ce don est encadré en France par la loi de bioéthique de 2011 qui impose notamment un lien familial stable, comme le précise l’Agence de biomédecine dans une rubrique dédiée.

Imaginons deux couples de Nouvelle-Angleterre, au nord-est des Etats-Unis : Les Smith et Johnson qui ne se connaissent pas. Mme Smith et M. Johnson sont dans l’attente d’un rein. M. Smith et Mme Johnson sont prêts à céder un rein, mais ne sont pas compatibles avec leur conjoint. Et si jamais Mme Smith et Mme Johnson étaient compatibles, ainsi que M. Johnson et M. Smith ?! Les deux receveurs pourraient être greffés par donneur interposé. Ce cas de compatibilité réciproque des Smith-Johnson est rarissime, mais les chances de compatibilité sont plus grandes si le nombre de couples augmente. En effet, il se peut qu’un troisième couple complète la paire : le résultat des greffes sera peut-être meilleur si M. Smith donne un rein à Mme Williams, M. Williams donne un rein à M. Johnson, et Mme Johnson complète la chaîne en cédant un rein à Mme Smith. C’est l’objet du travail de l’économiste Alvin Roth : déterminer la combinaison optimale en tenant compte d’une multitude de critères liés à la compatibilité entre donneurs et receveurs. Le magazine américain Forbes a désigné Roth comme « le professeur d’Harvard qui utilise l’économie pour sauver des vies ».

Exemples de graphes d'échanges pour 2, 3 et 6 couples

Le prélèvement de reins puis leur greffe dans des délais très courts requièrent une logistique parfaite. Le New York Times signale en février 2012, l’aboutissement d’une chaîne de 30 reins, impliquant 60 personnes.

30 donneurs et 30 receveurs pour une réussite unique ! (Photo © NYT)
Voilà comment la « matching theory » permet de former des relations mutuellement bénéfiques avec le temps. Cela vaut bien un Prix Nobel d’économie.

Frédéric Lesur